Le samedi 11 janvier 2003

À quand une renaissance arabe ?


Richard Hétu
collaboration spéciale, La Presse
New York

 

Le monde arabe est à un carrefour de son histoire. En publiant l'été dernier le Rapport arabe sur le développement humain pour l'année 2002, Rima Khalaf Hunaidi, ex-vice-premier ministre de Jordanie, aujourd'hui directrice du Bureau régional du PNUD (programme des Nations unies) pour les États arabes, a tenté de réveiller le peuple au passé illustre, à l'origine de l'algèbre, de l'astronomie et de la médecine, mais qui semble stagner depuis des décennies.

Malheureusement, le rapport de l'ONU a été ignoré par les médias du monde arabe, constate notre correspondant.

En ces temps-là, le calife Al Mamoun régnait sur le monde arabe de Bagdad, la cité la plus remarquable de l'univers, celle des jardins merveilleux, des Milles et Une Nuits, où foisonnaient les peuples, les langues et les cultures.

Pendant son règne (813-833), Al Mamoun fonda, sur les bords du Tigre, la Maison de la Sagesse, un centre de recherches et de traductions de toute sorte de travaux, chinois, grecs, indiens, perses. Surnommé le «calife éclairé», il encouragea les savants musulmans, chrétiens et juifs à travailler ensemble pour faire progresser les connaissances.

C'était l'apogée des sciences arabes. Al Kawarizmi exploita les idées grecques et surtout indiennes pour établir les bases d'une nouvelle discipline, l'algèbre. Il écrivit aussi le grand livre des Tables astronomiques, entre autres ouvrages scientifiques. Abdel Rayhan Mohammad Al Biruni toucha à tout, l'astronomie, l'histoire, la géographie et la médecine, faisant avancer chacune de ces disciplines. À ces talents arabes, s'ajoutèrent ceux d'Ibn Sina, al-Hassan Ibn Haytham et le célèbre physicien Jabir Ibn Hayyan, «père de la chimie» aux yeux des Européens.

Les arts et les idées connurent également une révolution. Des poètes chantèrent le vin et les femmes. Des philosophes lurent Platon et Socrate. Et dans ce bouillonnement intellectuel et culturel, le savant Al-Kindi écrivit : «Nous ne devons pas avoir honte d'admirer la vérité et de l'accueillir, d'où qu'elle vienne, même si elle nous vient de générations antérieures et de peuples étrangers. La vérité n'est jamais indigne; elle ne diminue jamais qui la dit, ni qui la reçoit. Au contraire, la vérité ennoblit.»

Bagdad prospéra en ces temps-là, étant rompue au commerce. Ses marchands entretinrent des relations avec le monde entier, comme le rappelle le conte de Sindbad le marin.

Le califat arabe de Bagdad expira le 10 février 1258, lorsque les Mongols de Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, s'emparèrent de la capitale des Abbassides, la dynastie arabe à laquelle appartenait Al Mamoun, fils du grand Haroun Rachid, le calife des Milles et Une Nuits. Avant de disparaître, les Abbassides de Bagdad eurent le temps de transmettre aux chrétiens d'Occident l'héritage de l'Antiquité. Ainsi, dans les universités du Moyen Âge, les clercs s'initièrent à la philosophie grecque grâce aux traductions arabes.

L'état du monde arabe

À quand une renaissance arabe, comme celle qui transforma l'Occident en libérant ses habitants de l'obscurantisme religieux ? Chaque année, le monde arabe -22 pays, 280 millions d'habitants- ne traduit qu'environ 330 livres, c'est-à-dire exactement un cinquième du nombre de livres traduits en Grèce, un petit pays d'Europe. Chaque année, l'Espagne traduit autant de livres (100 000) qu'il en a été traduit vers l'arabe depuis le califat d'Al Mamoun, il y a plus de 1000 ans.

Ces données honteuses proviennent d'un rapport de l'ONU sur l'état du monde arabe au début du XXIe siècle. Présenté en juillet dernier, ce document est peut-être le début d'une renaissance arabe. Du moins, c'est l'espoir des ses auteurs, qui sont tous des experts arabes.

«Le monde arabe est à un carrefour de son histoire, disent ces experts. Le choix fondamental consiste à savoir si son parcours restera dominé par la torpeur, comme le laisse croire le contexte institutionnel actuel, et par des politiques inefficaces... ou bien si les perspectives d'une renaissance arabe, ancrées dans le développement humain, seront activement recherchées.»

Le Rapport arabe sur le développement humain pour l'année 2002 est un document remarquable. Il porte l'empreinte d'une femme énergique, Rima Khalaf Hunaidi, ex-vice-premier ministre de Jordanie, aujourd'hui directrice du Bureau régional du PNUD (programme des Nations unies) pour les États arabes.

Aux experts arabes, qui représentaient plusieurs disciplines différentes, elle a demandé de répondre à cette question unique : pourquoi le monde arabe est-il en retard ?

Dans leur rapport de 168 pages, les experts ont consacré un total de cinq paragraphes au conflit israélo-palestinien. Ils ne se sont pas davantage attardés sur les États-Unis, dont les politiques nourrissent un antiaméricanisme toujours plus grand dans le monde arabe.

Ils ont voulu laisser parler les faits, des faits qui les ont conduits à identifier trois grands obstacles au développement humain dans le monde arabe : le manque de liberté, l'exclusion des femmes et les carences de connaissances.

Ignorance et oppression

Les faits sont parfois accablants mais, selon la Jordanienne Rima Khalaf, un «diagnostic précis est un élément de solution».

Ainsi, malgré des progrès remarquables en matière de scolarisation, 65 millions d'adultes - dont les deux tiers sont des femmes - ne savent ni lire ni écrire, et 10 millions d'enfants n'ont pas accès à l'école. L'urgence d'une solution au chapitre de l'éducation est évidente : d'ici à 20 ans, il y aura au moins 400 millions d'habitants dans la région.

«Le coût de l'ignorance est astronomique par rapport à celui d'une amélioration de l'enseignement», dit le rapport.

Dans le monde arabe, le droit des femmes de circuler, d'étudier, d'avoir une activité commerciale et de recevoir des soins médicaux adéquats n'est pas universellement reconnu. Au point de vue de la représentation dans les organes de décision, les femmes arabes occupent le dernier rang dans le monde, derrière les femmes africaines du sud du Sahara.

«Malheureusement, le monde arabe se prive lui-même de la créativité et de la productivité de la moitié de sa population», dit le rapport.

Les experts n'abordent pas de front la question de l'intégrisme religieux dans le monde arabe. Mais sa dénonciation de l'oppression des femmes est un commentaire implicite sur les mollahs qui veulent imposer leurs idées moyenâgeuses sur l'ensemble de la population.

Les experts sont moins circonspects sur la question de la gouvernance dans les pays arabes, où les monarchies corrompues côtoient les régimes autoritaires.

«La plupart des pays de la région sont gouvernés par des dirigeants peu soucieux de la transparence et peu enclins à rendre des comptes», dit le rapport.

Selon les experts, une renaissance arabe passe par «un respect total des droits de l'homme et des libertés». Ça veut notamment dire une presse libre, car «le degré de liberté d'une société se mesure à la liberté dont jouissent ses médias», selon le rapport de l'ONU.

3000 milliards à l'eau

Les experts arabes soutiennent que leur région est dotée d'une base économique suffisamment solide pour améliorer le développement humain. Le revenu par habitant y demeure plus élevé que dans la plupart des autres régions en développement. Dans plusieurs domaines, les Arabes ont réalisé des progrès remarquables. L'espérance de vie à la naissance a augmenté de 15 ans au cours des trois dernières décennies et les taux de mortalité infantile ont chuté des deux tiers.

Mais un Arabe sur cinq continue à vivre avec moins de deux dollars par jour.

Sur le plan économique, les signaux d'alerte se multiplient dans l'ensemble de la région. Au cours des 20 dernières années, le taux d'accroissement du revenu par tête d'habitant fut le plus bas au monde, exception faite de l'Afrique subsaharienne. «Si la tendance actuelle de croissance de 0,5% par an en moyenne persiste dans les prochaines années, il faudrait en moyenne, au citoyen arabe, 140 années pour doubler son revenu, contre un peu moins de 10 ans dans d'autres régions du monde», dit le rapport.

La productivité du travail continue de reculer. En 1960, le produit national brut par tête d'habitant était supérieur à celui des «Tigres» asiatiques. Aujourd'hui, il est égal à la moitié de celui de la Corée du Sud.

Quant à la manne pétrolière, elle est un leurre, selon les experts arabes. Elle fait la fortune des pays riches, mais l'argent de l'or noir n'est pas réinvesti de façon productive. Selon le rapport, la somme considérable de 3000 milliards qui a été investie ces 20 dernières années dans la formation de capital fixe n'a eu que des retombées médiocres sur le revenu par habitant.

Cette manne fausse également la perception globale que l'on a du progrès arabe, dit le rapport. En réalité, le PIB combiné de tous les pays arabes atteignait à peine 531,2 milliards en 1999, moins que le PIB d'un seul pays européen de taille moyenne, tel que l'Espagne (595,5 milliards).

Selon un sondage réalisé par les experts arabes dans certains pays de la région, 51% des jeunes veulent émigrer vers des pays étrangers.

Un rapport ? Quel rapport ?

Telles sont, dans le monde arabe, quelques-unes des conséquences du manque de liberté, de l'exclusion des femmes, du manque de connaissance, selon les experts réunis par Rima Khalaf à l'instigation de l'ONU.

«Une personne qui n'est pas libre est pauvre. Une femme qui n'a aucun pouvoir est pauvre. Et une personne qui n'a pas accès à la connaissance est pauvre», soutient Rima Khalaf dans le rapport.

Comment le document de la Jordanienne a-t-il été reçu dans le monde arabe ?

«Rima Khalaf largue une bombe», a titré un quotidien jordanien, Al-Ra'i, au-dessus d'un article signé par Fahed al-Fanek.

«Le rapport sur le développement arabe étale le linge sale des Arabes devant le monde et offre une masse d'informations qui nuit à l'image des Arabes dans le monde, mais malheureusement l'information est exacte», a écrit l'auteur de l'article.

Pour coiffer un éditorial, un quotidien koweïtien, Al-Watan, a employé ces termes : «Les Nations unies : les Arabes vivent encore au haut Moyen Âge».

Mais ces réactions furent exceptionnelles. Règle générale, le rapport de l'ONU a été ignoré par les médias du monde arabe. Au Caire, capitale du plus grand pays de la région, où il a été publié, le rapport a reçu un accueil médiatique des plus tiède.

«Soit la presse n'est pas libre ou bien le rapport n'est pas assez intéressant !» s'est exclamé Nader Fergany, grand responsable du projet onusien, lors d'une entrevue avec le journal égyptien Al-Ahram. «La dernière explication, cependant, est très improbable à la lumière de la couverture médiatique considérable à l'étranger.»

Certains intellectuels arabes ont reproché aux experts choisis par l'ONU de n'avoir accordé que cinq paragraphes, dans la préface, au conflit israélo-palestinien, et encore moins à la situation irakienne.

Ce à quoi Fergany a répondu : «Il est extrêmement important de réaliser que malgré ce que les États-Unis ou Israël essayent de faire, nous, en tant qu'Arabes, avons le droit d'évaluer notre situation propre et d'initier un processus de réformes de l'intérieur.»